Il y a dans notre monde une telle montée en puissance de l'artifice que nous ne savons plus exactement où est passée la nature. Chassez le naturel, et il ne revient plus nécessairement. Telle serait la nouvelle donne, qui n'a plus rien d'une sagesse populaire venue du fond des âges.
Cette condition inédite est faite à l'homme (et à l'animal) par l'homme lui-même, elle s'impose progressivement à notre vie, à notre environnement, et jusqu'à notre corps. Ce corps qui n'aura jamais été autant qu'aujourd'hui l'objet de tant de sollicitudes et de prescriptions appuyées sur les bienfaits du naturel, alors que l'artificiel, l'industriel triomphent chaque jour un peu plus , à l'extérieur comme à l'intérieur de nos organes , de nos muscles, et de nos neurones. La condition de l'homme actuel est celle d'un homme prothétique, et la rencontre du vivant et de l'artificiel sur une puce de silicium, devient chaque jour un peu plus avérée dans le mouvement des technosciences et de leurs applications.
Cette nature artificielle, est au cœur des travaux de Bernard Demiaux, dont les propositions ne tendent pas tant à évoquer quelque paradis perdu ou quelque âge d'or, dans une sorte de mélancolie dont l'art actuel nous fournit maints exemples, qu'à prendre acte des métamorphoses de nos milieux auxquelles les technologies nous conduisent. Dans une sorte de constat froid, et presque littéral, il réalise des morphogenèses ou des images de synthèse d'où toute mimésis, toute référence analogique à la nature semblent s'être absentées. Mais à y regarder de plus près, et en choisissant un autre angle de vue, on est conduit à remarquer que ces technologies fondées sur le pur calcul, dans leur puissance morphogénétique même génèrent des formes, des objets, dont les parentés avec les objets du monde naturel s'imposent avec évidence. Au point que ces images peuvent sans difficultés s'identifier en termes naturels, dans une sorte de renversement ironique (mais qui ne fait jamais que prolonger le point de vue qui consiste à dire que Cézanne a inventé la Sainte-Victoire). Elles donnent rétrospectivement raison à Galilée, pour qui "la nature est écrite en langage mathématique".
A tel point qu'elles nous invitent à relativiser ce que nous croyons être le monde naturel, et qui est en réalité une image forgée par l'homme pour mieux se dédouaner de la domestication qu'il a imposée à ses milieux et qu'il s'est imposé à lui-même. La nature sauvage est une invention récente, qui coïncide avec le passage de l'âge artisanal à l'âge industriel. Et l'homme est en réalité cet animal né nu et dénué de toute capacité d'adaptation sans le secours de la technique, qui est en ce sens organiquement et originairement liée à son destin.
Ces images manifestent ainsi le lien profond qui unit technique et nature, vivant et artificiel. Au point que les relations toujours conflictuelles que les deux termes de ces couples fondateurs ont toujours nouées, invitent à penser que, comme dans une relation transductive, les deux termes de la relation se créent dans le mouvement de cette relation même.
Que nature et artifice s'inventent réciproquement dans la relation qui les unit. Cette lecture transductive des images de Demiaux, que l'on emprunte ici aux thèses de Gilbert Simondon, s'applique littéralement aux objets qui en résultent : la fleur se crée dans le calcul qui lui donne naissance et qu'elle génère elle-même à partir de son propre modèle de générativité. Elle suggère que le vivant n'est rien sans le calcul qui le fait être et devenir, et que le calcul n'est rien sans la forme vivante en laquelle il se réalise. La technique invente l'art, et l'art invente la nature.
Norbert Hillaire, Théoricien de la communication et critique d'art, Professeur à l'Université de Nice-Sophia Antipolis