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"Les artistes infiltrent l’entreprise"
In Conseil RH -> A la une publié le 07/03/2007

Longtemps éloignés des acteurs économiques, les créateurs contemporains deviennent aujourd’hui des consultants à part entière. Ils interviennent au niveau de l’innovation produit mais également au niveau de l’approche RH. Un entretien avec Eric Seulliet, consultant indépendant, fondateur du cabinet de conseil e-Mergences et de l’association « La F@brique du futur ».
Par Christel Lambolez


Les artistes, grâce à leur sensibilité, s’imprègnent de leur environnement et deviennent des capteurs d’informations, de véritables moteurs de recherche, des catalyseurs d’idées. Les entreprises du luxe l’ont compris depuis longtemps en pariant sur ces esprits visionnaires. La collaboration fulgurante entre Louis Vuitton et l’artiste japonais Takashi Murakami pour la ligne monogramme multicolore, pop art, fût fulgurante. Eric Seulliet, coauteur du livre « Fabriquer le futur : l’imaginaire au service de l’innovation » (Edition Village mondial), a fondé e-Mergences, agence de conseil en produits et services du futur, et témoigne : « L’innovation s’est faite en fonction des avancées technologiques et l’envie du consommateur a été mise de côté. Or initialement elle doit porter sur l’écoute ou l’intuition, une dimension qui a été oubliée depuis l’époque industrielle. A l’heure actuelle, on assiste à une montée des créatifs, qui se révèle notamment par la place de plus en plus importante des équipes de design. » Fin 2006, il crée l’association « La F@brique du futur » qui réunit un large panel de professionnels et chercheurs pour étudier les tendances actuelles en matière d’innovation. « L’innovation découle aujourd’hui de l’observation des comportements des consommateurs qui veulent plus de sens dans les produits proposés. Cette association est un dispositif citoyen pour faire la promotion de l’innovation ascendante, qui vient de l’usager », explique-t-il.
La collaboration entre Pas-de-Calais Habitat et Entrepart, entreprise de conseil dirigée par Christian Mayeur dont le livre « Le manager à l’écoute de l’artiste » (Editions d’Organisation) constitue un riche témoignage de la démarche actuelle, a même débouché sur un nouveau métier validé par l’Afnor : celui d’opérateur urbain pour améliorer et développer l’habitat. Dans le cadre d’un relogement de populations d’ HLM, les artistes ont aidé, au travers notamment de photographies, à prendre du recul et à accompagner le changement, le deuil. Quant au metteur en scène Jean-Pierre Raffaelli, il a permis d’orchestrer un gros projet de renouvellement urbain grâce à une plus grande ouverture d’esprit dans la relation à l’autre.

Innovation

Quand l’artiste sort des champs de la création, il intervient dans l’entreprise pour dynamiser la créativité des équipes pluridisciplinaires. C’est pourquoi les agences se développent comme des petits pains pour jouer le rôle d’intermédiaire et faciliter le dialogue. Car l’art est un processus mental, il faut apprendre à le comprendre, à le regarder. Valérie Bobo, fondatrice de Mona Lisa en 2002, explique : « Dans mes différents métiers, notamment consultant, directrice marketing pour une grande marque de textile pour enfant, j’ai toujours trouvé matière à me ressourcer en fréquentant des galeries d’art contemporain ou des expositions, les différentes démarches et idées que je pouvais y découvrir nourrissaient des approches, des réflexions dans ma vie en entreprise. Tenant compte des enjeux d’innovation qui pèsent sur les entreprises, j’ai décidé de travailler sur le développement de la créativité en entreprise par le biais de l’art. Nos clients sont dans des univers très variés : cosmétique, luxe mais aussi banque, industrie, nouvelles technologies.... » Son but est de ressourcer des managers, soit par des parcours guidés d’expositions et galeries, soit en proposant des séminaires où la création, associée à une méthodologie rigoureuse, permet d’optimiser le fonctionnement créatif d’une équipe. Elle amène ainsi par ces moyens d’autres logiques dans le processus créatif afin d’éviter les stéréotypes.

Une vue de l’esprit

Les artistes représentent souvent des éclaireurs et permettent de mieux comprendre la complexité de l’être humain. Christine Cayol, philosophe, a créé il y a près de dix ans Synthesis, une société de formation et de réflexion. Dans ses livres « L’intelligence sensible » et « Voir est un art » (Edition Village mondial), elle décortique les grandes œuvres et explique par exemple comment rechercher des manières d’innover chez Picasso, faciliter le discernement par l’analyse des films d’Hitchcock ou comment diriger selon Shakespeare. Une démarche qui fait ses preuves puisque les cadres supérieurs des plus grandes entreprises font appel à elle. Au département des opérations des laboratoires Roche, l’idée fait son chemin : « Nous innovons dans les produits mais il faut aussi innover dans les comportements. Celui qui crée est celui qui voit ce que les autres ne voient pas. Pour se faire il faut prendre du recul sur une situation donnée, notamment par l’analyse d’un film ou d’une peinture. » De même à la direction audit du groupe Total, différents ateliers de cinéma, de théâtre ou encore de peinture ont été mis en place, notamment lors de la convention annuelle. Fondée il y a deux ans par un manager, Laurent Ryckelynck, Togeth’art est dans la même dynamique. Le fondateur témoigne : « Nous utilisons par exemple le théâtre interactif en entreprise pour étudier une de ses problématiques comme l’intégration d’un salarié handicapé. Les salariés deviennent alors acteurs et se mettent en situation. L’intervention de l’artiste doit être précédée d’un diagnostic, afin de mieux accompagner les entreprises sur le volet émotionnel des projets. Il nous est arrivé de mettre en place un cours de chant d’opéra pour rapprocher les salariés, issus d’entreprises différentes, au moment d’une fusion. Relever ensemble ce défi leur a permis de créer des synergies. On peut également intervenir dans les programmes de formation et apporter une pédagogie décalée, par exemple par le jeu et la simulation. » Une approche plus sensible qui vise à développer au final plus d’engagement et d’empathie de la part des salariés. Pourquoi pas ?

Trois questions à Eric Seulliet :

Pouvez-vous nous dire ce qu’il ressort de votre livre « Fabriquer le futur : l’imaginaire au service de l’innovation », dont vous publiez la deuxième édition, et des travaux de votre association ?

Le livre est le résultat d’une enquête que j’ai menée avec Pierre Musso, chercheur, écrivain et professeur d’université, et Laurent Ponthou qui travaille au Centre d’exploration chez Orange. L’innovation a beaucoup évolué ces dernières années. De technologique et cartésienne, elle est devenue sociétale, puisée dans l’imaginaire. L’innovation est par conséquent plus ouverte, transversale et transdisciplinaire, et se fonde souvent sur les usages, en observant le comportement des consommateurs. Dans cette perspective, l’art a un rôle à jouer. En effet, les artistes sont généralement d’excellents experts ès-imaginaire dans la mesure où leur sensibilité leur permet de bien savoir capter les tendances émergentes et signaux faibles du futur. Ils ont aussi une capacité à restituer leurs visions et intuitions de par les œuvres qu’ils produisent et exposent. Les artistes d’autre part sont souvent en décalage, parfois en rébellion contre la société, ce qui leur permet d’être engagés, et d’être des ferments de changement. Cette posture proactive est intéressante car elle permet d’accompagner certaines mutations.

Quelles sont les collaborations concrètes qui existe à l’heure actuelle entre les artistes et les entrepreneurs ?

Il peut arriver que des entreprises décident d’embaucher directement des artistes, comme France Télécom qui a recruté un artiste numérique. Mais il s’agit de cas rares. A l’heure actuelle, beaucoup d’agences conseil se créent et sont des intermédiaires entre les deux mondes. Les entreprises peuvent également faire appel à des consultants qui connaissent des artistes pour des collaborations. Dans le futur proche, on va certainement voir des offres plus structurées se mettre en place. Dans d’autres cas, certains artistes qui ont compris qu’il était certainement plus constructif d’engager une attitude de collaboration avec les entreprises plutôt que d’être dans le rejet radical et la crainte de la « récupération » ou de l’artiste alibi, proposent eux-mêmes leurs propres prestations. Cela marche surtout lorsque les artistes ne sont pas complètement ignorants du monde de l’entreprise. C’est le cas par exemple de Bernard Demiaux et de Raphaële Bidault-Waddington qui en plus d’avoir de vrais parcours d’artistes ont des formations en management et ont même occupé des postes en entreprise.

Comment les artistes interviennent-ils dans l’entreprise ?

Au départ, les entreprises recourraient aux artistes pour tout ce qui était décoration, design, participation à des actions événementielles ou de communication. Elles ont peu à peu compris qu’ils pouvaient amener autre chose : ils peuvent être mis à contribution pour des actions de créativité ; ils peuvent aussi donner des pistes d’innovation, avec plus de sens ; ils peuvent aussi faire part de leurs réflexions et donner leur vision du monde dans des séminaires de management ; dans le cas d’artistes ayant des processus de création originaux et innovants, ils peuvent aussi apporter une vraie valeur ajoutée à des managers en quête de nouvelles pratiques (c’est le cas de l’artiste Bernard Demiaux avec ses algorithmes numériques). Aujourd’hui, les pratiques de l’art sont transposées dans le monde de l’entreprise, notamment dans le management. Les artistes peuvent trouver de nouvelles façons de fonctionner en interne. Avec l’irruption du numérique, notamment pour concevoir et simuler dans des environnements 3D, on a là un champ nouveau où artistes et entreprises peuvent se rejoindre !




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